Colette, Les vrilles de la vigne, commentaire de texte

Publié le par logophilie.over-blog.com

Matins d'hiver, lampe rouge dans la nuit, air immobile et âpre d'avant le lever du jour, jardin deviné dans l'aube obscure, rapetissé, étouffé de neige, sapins accablés qui laissiez, d'heure en heure, glisser en avalanches le fardeau de vos bras noirs, -coups d'éventail des passereaux effarés, et leurs jeux inquiets dans une poudre de cristal plus ténue, plus pailletée que la brume irisée d'un jet d'eau...Õ tous les hivers de mon enfance, une journée d'hiver vient de vous rendre à moi ! C'est mon visage d'autrefois que je cherche dans ce miroir ovale saisi d'une main distraite, et non mon visage de femme, de femme jeune que sa jeunesse va bientôt quitter...

D'un pinceau ému, je pourrais, sur ce visage-ci, repeindre celui d'une fraîche enfant roussie de soleil, rosie de froid, des joues élastiques achevées en un menton mince, des sourcils mobiles prompts à se plisser, une bouche dont les coins rusés démentent la courte lèvre ingénue...Hélas, ce n'est qu'un instant. L'eau sombre du petit miroir retient seulement mon image marquée de légers coups d'ongle, finement gravée aux paupières, aux coins des lèvres, entre les sourcils têtus. Une image qui ne sourit ni ne s'attriste, et qui murmure, pour moi seule : « Il faut vieillir. Ne pleure pas, ne joins pas des doigts suppliants, ne te révolte pas : il faut vieillir. Répète-toi cette parole, non comme un cri de désespoir, mais comme le rappel d'un départ nécessaire. Regarde-toi, regarde tes paupières, tes lèvres, soulève sur tes tempes les boucles de tes cheveux : déjà tu commences à t'éloigner de ta vie, ne l'oublie pas, il faut vieillir !

Eloigne-toi lentement, lentement, sans larmes ; n'oublie rien ! Emporte ta santé, ta gaieté, ta coquetterie, le peu de bonté et de justice qui t'a rendu la vie moins amère ; n'oublie pas ! Va-t'en parée, va-t'en douce, et ne t'arrête pas le long de la route irrésistible, tu l'essaierais en vain, - puisqu'il faut vieillir ! Suis le chemin, et ne t'y couche que pour mourir. Et quand tu t'étendras en travers du vertigineux ruban ondulé, si tu n'as pas laissé derrière toi un à un tes cheveux en boucles, ni tes dents une à une, ni tes membres un à un usés, si la poudre éternelle n'a pas, avant ta dernière heure, sevré tes yeux de la lumière merveilleuse – si tu as, jusqu'au bout gardé dans ta main la main amie qui te guide, couche-toi en souriant, dors heureuse, dors privilégiée ... »

Commentaire composé

Introduction
1. Typographie et écriture poétique
2. Le temps
3. Un véritable autoportrait
4. Colette, "écrivain naturel" (cf. Montherlant)
Conclusion

Introduction : Le concept de cette autobiographie, publiée en 1908, semble bien simplet. Les vrilles de la vigne est un recueil rassemblant de courtes nouvelles où Colette exprime sa nostalgie et son adoration de la nature propre au village de son enfance.

1. Typographie et écriture poétique
Le registre lyrique est très fort : exclamations nombreuses, répétition du « je », les allusions à l'enfance, les sentiments qui s'enchevêtrent et qui causent des mystères, la sensation du temps, douceur et cruauté dues à l'âge. Dans sa substance, ce texte pourrait presque être résumé comme une invocation car nombreux sont les vocatifs desquels découlent une personnification des éléments invoqués (matin, jardin, sapin), les phrases nominales et les énumérations. L'écriture poétique est renforcée par l'image du miroir qui atteste d'un dédoublement, d'une profondeur. Une typographie divisée en strophes qui pourrait rappeler celles d'un poème, le rythme concorde justement avec ce constat puisqu'on remarque des effets d'alexandrins, d'octosyllabes, de décasyllabes accompagnés de rimes intérieures "pailletée, irisée" etc. On voit également des figures de styles, notamment des anaphores et des insistances sur les mots cardinaux du texte à l'exemple de "femme".

2. Le temps
Il est omniprésent sous des formes variées dans le lexique aussi bien en ce qui concerne le moment (journée ), l'époque ( jeunesse) et la saison avec le changement qu'elle implique. Le temps est évoqué avec ses rôles divers comme la notion de transformation imprimée par le temps, l'usure (y compris la mort), la notion de récupération (ce qui n'est pas sans nous rappeler le concept de temps retrouvé typiquement proustien) et de souvenir. Le temps marquent également l'organisation structurelle du récit qui comporte trois "visages": celui de l'enfant (passé), celui de la femme qui parle et tient le miroir (présent) et celui de la femme vieille qui va irrémédiablement vers la mort (futur). A partir de "il faut vieillir", le temps est traité à travers la métaphore du chemin et la mort comparé au sommeil. L'ensemble de l'évocation est au présent puisque seul le moment de la rêverie compte, Colette fait une sorte de suspension durant un soir de nouvel an.

3. Un autoportrait
Le temps semble délétère principalement pour l’aspect physique. La notion de regard est accentuée tout le long du texte (le fameux "regarde toi"). Ce même regard est d'ailleurs relayé par la métaphore de la peinture dont le champ lexical semble riche "pinceau", "repeindre", "gravure"... La découverte de cette vieillesse commence par la vision de sa main distraite et de ses doigts suppliants. Les cheveux, par la suite, sont présentés comme laissés derrière elle, ce qui intervient comme la généralisation du corps dans sa déchéance. Les yeux sont montrés comme morts. Il n'y a que peu de caractéristiques morales, un soupçon de naïveté semble néanmoins transparaître («lèvre ingénue") et on discerne une faculté d'étonnement ("sourcils prompts à se plisser") mais là encore on ne découvre cela que par le biais physique.

4. Colette, "écrivain naturel"
C'est ainsi que Montherlant qualifiait cet auteur. On peut légitimement se demander s'il veut dire par là qu'elle s'intéresse à la nature ou qu’elle écrit de manière naturelle ? Aussi étonnante que peut paraître notre réponse, il semblerait tout de même plus logique d'opter pour la première proposition car son écriture est éminemment savante. Outre cela, l'inspiration essentielle de Colette est la nature comme en témoigne la métaphore du chemin. On pourra néanmoins souscrire que l'écriture de Colette est très intellectualisée ce qui rend son écriture moins naturelle. On suppose donc que Montherlant voyait en Colette une auteur décrivant la nature avec verve.

Conclusion : Colette est une femme savante et charismatique qui bénéficia d'une réputation de femme sulfureuse. Si elle a catégoriquement refusé toute sa vie d'éventuelles obsèques religieuses, elle est la première femme à avoir droit à des obsèques nationales. Ce texte, très représentatif de son œuvre, mêle des réflexions sur la mort, la vieillesse, la beauté que le temps nous enlève, une véritable et amère réflexion sur le caractère périssable de tout ce qui est humain.

Publié dans littérature

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O
This article is a combination of the things that happen in the real life and that is all about the birth, beauty and the death. The various paths that we follow are the highlights of the world crosses that we make.
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E
<br /> Cher internaute,<br /> <br /> L'"écrivain naturel" en ce qui concerne Colette, signifait dans l'esprit de Montherlant, quelque chose de bien curieux: quelqu'un qui prend à pleines mains ce que la nature environnante lui offre,<br /> et qui en associe les saveurs, les parfums, la beauté intime, NON POUR FAIRE DU TEXTE ACADEMIQUE, non pour parfaire une phrase élégante dont le modèle relève de la décoration gratuite -- un modèle<br /> toujours déjà prêt dans les dictionnaires de citations, et les catalogues de syntaxe -- mais pour<br /> associer les nuances à partir d'une familiarité intime,<br /> sensuelle; je suis un peu interloqué de voir que les enseignants ne vous donnent pour expliquer que des schémas à remplir. C'est l'époque. Colette est plutôt du côté des sorciers, des magiciens,<br /> des gens qui pilent dans un creuset les saveurs -- même rares, mais pas "intellectualisées" -- subtiles des plantes, des sentiers, des chemins qu'elle explore, travaille, fouaille, en prenant tout<br /> cela avec ses mains, c'est sa connivence avec<br /> l'essence profonde que possèdent, de la campagne, ceux qui l'ont explorée de l'intérieur, qui fait d'elle un écrivain unique. Les mots, qui sont des symboles, retrouvent avec elle quelque chose de<br /> vierge, d'inviolé, de bousculé, de heurté -- un écrivain a un savoir du monde qui s'oppose à tous les autres...il y aurait des milliers de pages à écrire sur cet auteur si singulier. Je souhaitais<br /> vous orienter vers une question capitale que vous (ou votre enseignant avant vous) avez évitée parce que la langue de Colette est subtile et riche, ce qui n'en fait pas une intello aérienne, mais<br /> pas du tout. Je crois que la question a été très bien traitée par Claude Pichois dans une des préfaces à Colette de garnier-flammarion poche (est-ce la Maison de Claudine?) enfin je ne sais plus.<br /> Ne prenez pas ces quelques remarques d'un trisaïeul comme une pique, ce n'était pas l'intention.<br /> <br /> <br />
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